L’expérience vécue et le marketing territorial vus par Vincent Philippe et Vincent Gollain

Publié le par Vincent Gollain

(c) Vincent Gollain et Vincent Philippe, montage réalisé avec Canva

(c) Vincent Gollain et Vincent Philippe, montage réalisé avec Canva

Avec ce nouveau post, je vous propose une conversation avec Vincent Philippe, fondateur de Funfaircity. Notre ambition est de vous proposer un échange de réflexions sur les liens entre le marketing territorial et l’expérience vécue.

Parcours croisés
Commençons par parler de nos trajectoires professionnelles car elles illustrent selon nous la richesse des métiers que nous exerçons et qui puisent dans des compétences et formations complémentaires dont l’assemblage est aujourd’hui une source de vitalité, voire de régénérescence pour les territoires.

Vincent Philippe
Professionnellement, j’ai une formation d’ingénieur complétée par une spécialisation en architecture et en urbanisme acquise via une formation en double diplôme à l’étranger. J’ai ensuite travaillé dans l’aménagement urbain opérationnel en Société d’Economie Mixte et maintenant en Etablissement Public d’Aménagement. Mais je suis passionné par l’industrie du loisir et par ses différents lieux depuis mon enfance et cela ne m’a jamais quitté. Alors il y’a quatre ans, j’ai rapproché les deux univers en créant Funfaircity, un observatoire des lieux des loisirs en ville. En tant que passionné, ça m’a donné un nouveau champ d’action pour comprendre ces lieux, en parler et rencontrer ceux qui les font vivre. En tant qu’urbaniste, ça me permet d‘apporter une lecture nouvelle des territoires urbains par le prisme de ces lieux, rarement étudiés ou alors de manière bien trop segmentée. Aujourd’hui je partage mon temps entre mon activité première d’aménageur et mon activité d’observateur de tous les lieux des loisirs urbains. 

Vincent Gollain
De mon côté, j’ai un doctorat en sciences économiques avec un sujet portant sur l’élaboration d’une stratégie de développement à l’échelle régionale. J’ai eu ma thèse tout en travaillant et après avoir effectué mon service militaire. Le sujet me passionnait ! La suite de ma carrière a consisté à alterner des fonctions d’études avec des fonctions opérationnelles. Aujourd’hui, je dirige le Département Economie de L’Institut Paris Region. J’essaye de faire mienne la citation de Bergson « Penser en homme d’action et agir en homme de pensée ». Passionné comme toi par les territoires, j’ai le plaisir de faire un métier-passion qui m’amène parfois à charger un peu la barque entre ma vie professionnelle, les formations, l’écriture ou encore les activités associatives. J’essaye ainsi à la fois de me perfectionner mais aussi de partager techniques, méthodes et bonnes pratiques. 

Vincent Gollain : Vincent, depuis décembre 2017, Funfaircity observe les nouveaux lieux des loisirs des métropoles et les attractions urbaines. Peux-tu décrire ce que tu entends par là et les raisons qui t’ont poussé à te lancer dans cette direction ? 
Les lieux des loisirs urbains sont tous ces lieux qui ne rentrent pas réellement dans les cases des fonctions premières des villes comme l’habitat, le travail, le commerce ou les transports ou les services. Il y’en pourtant toujours eu, parfois au cœur des villes, parfois en marge mais toujours en lien avec les attentes et envies des citadins. Mais les loisirs sont une matière vaste alors avec Funfaircity je m’intéresse aux lieux où l’on va spécifiquement se rendre pour vivre quelque chose de diffèrent et pas seulement « passer » son temps libre. Et toutes les expériences peuvent rentrer dans l’analyse, j’y reviendrai. Aujourd’hui alors que la population mondiale est désormais majoritairement urbaine la ville est devenue un enjeu d’étude majeur. Et on lui en demande beaucoup dans de multiples thématiques : habitat, travail, écoresponsabilité, alimentation, … C’est tout à fait légitime mais je trouvais dommage de ne pas s’intéresser à ces lieux qui font aussi la vue urbaine plus belle. Il y a du fun en ville et c’est important de le montrer, surtout en cette période de restriction ou l’on partage essentiellement son temps entre son domicile et son travail.

Vincent Gollain : Je crois que tu as même publié un manifeste. Quelle mission t’es-tu donnée ? 
En effet ! Dans un premier temps, je voulais déjà souligner les liens existants entre la ville et le parc d’attraction, grand lieu incarné des loisirs. Je voulais ensuite présenter un constat, celui de la présence de ces lieux et leur entrée dans les habitudes des gens. En tant que passionné de parcs d’attractions, j’ai toujours un œil sur l’actualité de ces grands lieux et cela m’a inspiré la confrontation des « parcs-ville », ces parcs qui deviennent progressivement de vraies destinations d’évasion et les « villes-parcs », ces agglomérations qui se dotent de plus en plus de lieux de loisirs, à commencer par les « escape game », dont le démarrage en 2014 semble avoir donné le coup d’envoi de ce renouveau des loisirs en ville. Mais pour dépasser ce simple constat, il fallait déjà savoir de quoi on parle alors j’ai créé un dictionnaire  pour recenser ce qui relève de l’ « attraction urbaine » et une carte pour les localiser. En considérant ces lieux comme un tout, mon but est alors de servir de lien entre l’univers de la ville et celui des loisirs, aider l’un et l’autre à mieux se comprendre pour que les lieux qui s’y développement y soient toujours plus pertinents, réussis et pérennes. 

Vincent Gollain : Dans nos échanges précédents, tu as beaucoup insisté sur la notion d’expérience vécue. Peux-tu nous en dire plus par ce que tu entends et pourquoi c’est important ? 
L’expérience vécue est le moteur de toute cette dynamique en cours entre les loisirs et les villes. C’est le point commun entre tous les lieux réussis. C’est la vraie raison pour sortir de chez soi, retrouver des proches et entrer dans un lieu de loisirs. Qu’il s’agisse d’une salle d’escalade, un tour de karting, une exposition immersive ou une aventure de réalité virtuelle, on dépasse le stade du simple service ou de la seule visite. On vient vivre réellement quelque chose qui nous sort du quotidien urbain et qui va peut-être nous transformer. En effet réussir un défi sportif, rajeunir devant une miniature ferroviaire, se lancer dans un karaoké avec des amis, voir son enfant rire aux éclats après une tyrolienne sont autant d’émotions à même de faire de nous ce que nous sommes. L’expérience vécue, c’est enfin celle que l’on partage, directement ou numériquement. Pour les territoires et les lieux, c’est donc un puissant vecteur de changement d’image. On ajoute une raison supplémentaire et tout à fait unique de se rendre en un endroit donné.

(c) Giants on the Quayside (Whey Aye Developpement)

(c) Giants on the Quayside (Whey Aye Developpement)

Vincent Philippe : Et toi Vincent, comment es-tu venu à t’intéresser à la notion d’expérience vécue ? Quel lien fais-tu également avec le marketing territorial ? 
C’est vrai que lorsque l'on travaille sur le sujet des territoires, il est nécessaire de comprendre la façon dont les activités et les personnes vont interagir à cette échelle. Dans mes études d’économie, j’ai donc été amené à étudier les « facteurs de localisation » des entreprises, notion que j’ai eu l’occasion de mettre en œuvre dès mes premières années de vie professionnelle. J’ai élargi cette approche en m’intéressant fortement au marketing territorial dans le début des années 2000. En effet, les notions de valeur perçue et d’expérience vécue étaient assez présentes, sans compter le développement du marketing expérientiel. Plus récemment, j’ai retrouvé cette notion en m’intéressant à nouveau au design, et notamment au design thinking et à l’approche expérientielle. Que l’expérience proposée soit active ou contemplative, elle pousse en effet à sortir de chez soi !

Vincent Philippe : Quel rôle joue pour toi les nouveaux lieux de loisirs et les attractions urbaines dans l’attractivité territoriale ? 
Tu as raison d’avoir creusé ce sujet car, si l’on met de côté la période particulière que nous vivons avec la crise de la Covid19 et ses conséquences, les nouveaux lieux de loisirs et les attractions urbaines jouent un rôle clé dans l’attractivité territoriale. Ils sont d’ailleurs une composante clé de la méthode PAAM que je propose pour évaluer la compétitivité touristique de son territoire. Avec les transformations digitales et écologiques, je pense que ces lieux de loisirs et attracteurs vont changer de nature. L’arrêt par le gouvernement français du projet Europacity en fourni un bon exemple. Ces attracteurs et lieux de loisirs devront veiller à leur neutralité carbone mais aussi se digitaliser tant pour répondre aux visiteurs présents, mais qui recherchent une réalité augmentée, que pour les visiteurs virtuels, eux-mêmes à la recherche d’une expérience digitale intensifiée. 

(c) Vincent Gollain, 2021

(c) Vincent Gollain, 2021

Vincent Gollain : Vincent, cela fait maintenant plusieurs années que tu observes de nombreuses expériences françaises et internationales. Quels enseignements en tires-tu pour nos lecteurs ? 
Tu fais bien d’évoquer les expériences françaises car elles sont tout à fait remarquables. Notre territoire est déjà reconnu pour la qualité ses grands parcs d’attractions (Disneyland, Puy du Fou, …) et pour ses grands groupes de loisirs (Compagnie des Alpes, …) mais il est aussi à la pointe dans de très nombreux domaine des loisirs urbains. Dur de tous les citer mais rien qu’avec Culturespace, l’UCPA et Koezio, nous avons déjà un bon aperçu et c’était un point à souligner. En France, des projets initialement créés par des passionnés sont désormais dotés de solides « business model » qui leur permettent de convoiter tous types de lieux, des centres commerciaux en quête d’une nouvelle vie aux centres ville en quête de qualité et d’attractivité.
Ensuite d’une manière plus générale je dirais que le développement des nouveaux loisirs « urbains » est :
•    A la fois très global car toutes les grandes villes du monde sont concernées et pas seulement dans les grands pays développés. Les pays émergents « rattrapent » leur retard en offre de loisirs avec ces nouveaux types de lieux au contact direct de leur population urbaine (Mexique, Kenya, Maroc, …)
•    A la fois très local car les loisirs, à la différence des marchandises, font essentiellement appel à des ressources et moyens de proximité. Sauf quelques exceptions il n’y a pas de grand groupe mondial de loisirs urbains.
•    Enfin, il est multiforme car on trouve une offre incroyablement diversifiée. Il y’en a de toutes les tailles, pour tous les publics, pour toutes les activités. Depuis les loisirs « de proximité » jusqu’à la véritable destination urbaine.

(c) Pixeland (100 Architects)

(c) Pixeland (100 Architects)

Vincent Philippe : Vincent, dans ton dernier livre, tu pousses au réenchantement des territoires et lieux publics en soulignant le rôle des attractivités urbaines et activités de loisirs. Comment ta méthode peut-elle aider les acteurs privés et publics à intensifier l’expérience vécue par de nouveaux lieux de loisirs et des attractions urbaines ? Je crois que l’exemple d’Atlanta t’a particulièrement marqué.  
Dans ce livre paru en novembre 2020, j’essaye en effet de pousser celles et ceux qui contribuent à agir sur l’expérience vécue des uns et des autres en villes ou dans les bourgs et villages à revoir leurs approches pour placer les utilisateurs de leurs destinations au cœur de leurs approches et à travailler ensemble. En effet, combien de fois ai-je été déçu lors de mes visites de sites qu’il s’agisse de centres villes, de quartiers d’affaires, de stations touristiques ou tout simplement d’une rue ! Je crois que pour réenchanter un lieu, il faut travailler 5 éléments : l’Identité du lieu, le Décor proposée, les espaces ouverts publics et privés, les activités & événements et enfin les services sur site ou digitaux. Cette méthode, baptisée IDEES, est simple mais permet d’améliorer l’expérience vécue de profils spécifiques d’utilisateurs : habitants, commerçants, salariés, visiteurs, investisseurs, etc. Ces 5 éléments seront abordées dans une approche progressive qui permet de mobiliser, imaginer le futur, se donner une stratégie, faire des choix, tester pour enfin promouvoir la nouvelle expérience. Tu as raison, l’expérience d’Atlanta m’a particulièrement marquée et a été un élément important de ma réflexion, notamment lorsque j’ai voulu en tirer des enseignements pour imaginer des retombées possibles aux JOP Paris2024. En effet, pour redynamiser son centre typique d’une ville américaine avec des voitures et parkings, il a été décidé de s’appuyer sur l’ancien site olympique du Parc du Centenaire et ses alentours dans une stratégie coordonnée. Plusieurs attractions ont été installées progressivement pour créer une masse critique et une expérience (musée Coca-Cola, Aquarium de Géorgie, grande roue, Philips Arena, hôtels, etc.), et de nombreuses activités proposées ainsi qu’un tramway historique pour relier ce site avec le quartier historique. Cet exemple m’a aidé à comprendre que pour réussir, il faut se mettre autour d’une table avec un projet de réenchantement à moyen-long terme.

 
Vincent Philippe : En effet, cet exemple est très intéressant car il fait appel à de nombreuses composantes traditionnelles de la ville, parcs, musées, arènes, commerces et jusqu’aux transports avec cette ligne de tramway mais que le résultat de l’ensemble dépasse leur simple somme. La magie de l’enchantement pour reprendre le terme que tu utilises ! On sent ici l’effet de levier que permet des activités de loisirs et les attractions. On peut s’y appuyer pour faire réussir une transformation de tout un territoire. Mais pour fonctionner, cet effet suppose, d’une, de décloisonner les disciplines et spécialités urbaines et de deux, d’avoir une réelle vision et de la tenir dans le temps car de tels projets sont longs à concrétiser. Le défi est important dans le schéma français car les projets urbains sont encore trop souvent circonscrits par l’ensemble des contraintes économiques, réglementaires ou techniques qui s’y appliquent. Rares sont les lieux enchantés dès leur création. Pourtant l’envie est là et j’en veux pour preuve le succès des opérations temporaires sur les grandes friches, notamment ferroviaires. Sur une unité de temps, de lieu et pour des publics variés, tout est possible ou presque. Je crois d’ailleurs qu’on y retrouve bien les cinq axes de ta méthode. Transposer cette énergie créatrice dans la durée et sur des nouveaux projets est la clé de la réussite. Le cas des Capucins à Brest est un bon exemple de cette vision globale appliquée à la qualité du lieu et à son expérience.

Intérieur des Capucins à Brest, crédit photo :  Horwath

Intérieur des Capucins à Brest, crédit photo : Horwath

Vincent Gollain : Pour conclure notre conversation, que peut-on dire à nos lecteurs sur les perspectives à l’issue de cette période compliquée ? Va-t-on revenir aux vieilles recettes ou faut-il revoir les modèles d’attractivité basés sur des lieux de loisirs et attractions qui drainent des publics nombreux ?  
Vincent Gollain : Je pense que l’attractivité est en train de changer de nature et que la crise de la Covid va accélérer ce mouvement de fond. Nous sommes en train de passer d’une approche centrée sur le « toujours plus » au « toujours mieux ». En revanche, dans les petites et grandes destinations, vouloir attirer toujours plus n’est pas la meilleure solution, notamment car elle dégrade souvent l’expérience des individus, voire les finances publiques qui doivent absorber les coûts des sur-fréquentations en investissant dans des équipements sur-dimensionnés pour absorber « les pics ». Les lieux de loisirs et attracteurs n’échapperont pas à cette tendance. En plaçant l’expérience perçue au cœur de leurs modèles d’affaires, ils pourront améliorer l’expérience proposée et certainement les dépenses moyennes journalières d’un visiteur. Ce qu’ils perdront sur l’accroissement du nombre sera compensé par l’augmentation de la valeur unitaire. 

Vincent Philippe : Je suis d’accord avec toi. Les expériences de qualité vont progressivement de diffuser et se rapprocher des lieux de vie. Cela réduira probablement l’envie « d’aller loin » pour les vivre. D’un autre côté, les loisirs ont eu, à plusieurs reprises depuis un an, l’occasion de penser leur fonctionnement en mode dégradé avec application de restrictions (jauge limitée, délai de désinfection, …). Quand cette crise sera passée, je ne pense pas que les professionnels l’oublieront de sitôt. Et ils penseront probablement déjà à la prochaine alerte sanitaire en se demandant : « comment adapter très vite mon fonctionnement pour surtout ne pas fermer ». Disons qu’un monde des loisirs averti en vaut deux ! Cela ne va en effet pas dans le sens du gigantisme. Enfin, qu’il s’agisse de la crise sanitaire ou des nouveaux contextes politiques locaux, les « grands projets » sont maintenant perçus avec une grande méfiance, d’autant plus quand ils occasionnent de l’artificialisation des sols. Mais, si l’on en revient aux projets urbains, il y’a tout de même beaucoup à faire avec les friches et les zones d’activité en reconversion. Et les contraintes étant plus fortes, on ira probablement vers des expériences moins capacitaires mais plus qualitatives.

 

Conversation réalisée en mars 2021

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